Mourir à la campagne
Ce qu’il y a de plus lassant dans les déplacements professionnels en train, c’est que l’on est obligé de ... traverser la campagne.
Entre deux dossiers, bien calé dans mon fauteuil de 1ère classe, je réfléchissais à la célèbre phrase de Jean-Michel Ribes : « Je n’aime pas la campagne sauf dans le TGV, car elle défile plus vite » …
Et puis une jeune femme, la belle trentaine, à l’allure jolie et fort gracieuse, vint s’assoir en face de moi.
Elle tirait une petite valise à roulette et état harnachée d’une volumineuse sacoche qu’elle portait en bandoulière sur ses frêles épaules. Elle accepta ma proposition de l’aider à placer sa valise dans le compartiment à bagages placé au dessus de nos têtes.
Ensuite, assis l’un devant l’autre, je pris l’initiative, à la minute même où le train entreprenait à quitter la gare, de me présenter.
Elle se présenta à son tour. Cette jeune femme était médecin gériatre. Elle se rendait dans la même ville de ma propre destination afin de participer à un colloque de médecins sur les nouveaux dispositifs législatifs et thérapeutiques mis en œuvre aujourd’hui en matière de soins palliatifs pour les personnes âgées en fin de vie en milieu rural.
Jamais, jusqu’à présent, je m’étais posé la question relative à la mort à la campagne.
Eloignés de tout, de toute institution sanitaire, de tout dispensaire, de tout cabinet médical, de tout hôpital, de toute maison de retraite, bref de tout dispositif sanitaire utile, des gens, pour la plupart âgés, mourraient à la campagne.
Dans ce compartiment feutré de 1er classe, que cela me parut étrange de prendre ainsi conscience de cette saugrenue réalité qui présentait, encore de nos jours, à l’orée de ce nouveau millénaire, des déserts sanitaires abritant des patients, des malades âgés et en fin de vie.
Quels soins, quelle prévention, quel accompagnement pour ces vieux ruraux au soir de leur vie ?
Tel vraisemblablement était le contenu de l’intervention de ma jolie voisine de siège et qu’elle était sur le point de divulguer dans son colloque.
Qu’elles étaient donc les solutions des spécialistes de la santé en matière de bien vieillir et, surtout, du bien mourir ?
Ma belle gériatre avait la beauté froide et le sourire carnassier de la mort.
Elle devait en avoir vus des décès dans sa proximité avec ses très âgés patients.
Fermés des paupières, ouïs d'ultimes soupirs. Peut-être prodigué même, charitablement, des « cocktails morphiniques » par voie centrale, facilitant avec compassion certains départs à la vie et abrégeant de la sorte les souffrances de ces vieilles personnes dont la douleur incommensurable déformait les visages pourtant déjà ravagés par une trop longue et dure vie de labeur et de sacrifices.
Ses récits terrifiants, comme son affolante beauté m’ont obnubilé durant tout le temps de mon séjour professionnel dans cette même ville provinciale où séjournait aussi, le temps d’un week end, cette jolie femme médecin.
Cela me hante encore aujourd’hui car, en effet, que cela signifie, au juste, mourir à la campagne ?
Jamais autant qu’aujourd’hui, avec l’augmentation de l’espérance de vie des personnes, se pose le lancinant problème de la prise en charge des personnes âgées et en fin de vie, notamment en milieu rural.
Quelle est la spécificité de la mort en milieu campagnard ?
Quelles sont les représentations et les pratiques relatives à la mort ?
Des vestiges archaïques et d’anciennes pratiques traditionnelles de l’homme face à la mort, perdurent-elles encore de nos jours auprès de nos aînés ?
S’agit-il de ces mêmes pratiques qui caractérisaient le quotidien de ces ruraux depuis le paléolithique ?
Pratique-t-on encore, à l’orée de nos villes, des coutumes et des rites ancestraux qui n’ont plus rien à voir avec les décès et les « deuils » qui se pratiquent en ville ?
Au-delà de l’imagerie que la culture citadine projette encore sur la campagne, peut-on vraiment affirmer que le monde rural a changé en ces cinquante ou quarante dernières années ?
Les bouleversements essentiels de nos territoires et auxquels nous avons pu assister depuis, ont-ils vraiment conduit, même partiellement, à l’abandon des nos anciennes pratiques primitives de deuil qui désormais ne font plus sens pour les citadins que nous sommes ?
Et que cherchent-ils enfin, ces de plus en plus nombreux néo-ruraux, qui décident d’habiter à la campagne et qui sont, souvent, désormais majoritaires aujourd’hui dans les villages ?
Veulent-ils vivre à la campagne ou alors souhaitent-ils résider dans nos rurales contrées juste pour y mourir ? Comme les éléphants. Loin des endroits où vivent leurs congénères…
Le monde du vivant désormais n’appartient plus à la culture paysanne. Seule la mort y subsiste. Les modes de vie, les référents et les valeurs citadines ont pénétré, de nos jours, massivement la campagne.
Ces néo-ruraux tentent-ils, dans leur choix de « vivre » au contact de la terre de nos ainés, à relayer le déni de la mort si dissemblable aux aspects contemporains de notre temps et qui exaltent la vie sous toutes les formes ?
Ou tout juste veulent-ils renouer avec notre égarée prédisposition de savoir mourir ?
Mourir à la campagne : un vertige de la pensée.